Bérénice de Aragon PDF

Title Bérénice de Aragon
Course Écriture littéraire
Institution Université Toulouse-Jean-Jaurès
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Summary

Lecture analytique Bérénice, Aragon...


Description

Un incipit romanesque du 20ème siècle : l’Incipit d' « Aurélien » de Louis Aragon Louis Aragon, né en 1897 à Paris et mort en 1984, est un poète et romancier français. Aragon a, dans ses débuts, participé au dadaïsme et à la création du surréalisme avant de s'en séparer. Comme la plupart des écrivains et artistes de l’époque, Aragon s’engagea au parti communisme français (PCF) fut profondément marqué par les deux guerres mondiales qu’il vécut en tant qu’appelé ou résistant. On perçoit dans ses écrits l’influence de ces événements. Après avoir rompu avec le surréalisme (1932) il écrira de nombreux romans ne ménageant pas la bourgeoisie dont il est issu pourtant. Il fut mobilisé en 1939 mais, étant communiste il fit le choix de la clandestinité en 1941 organisa un réseau de résistance en zone sud. Il revint à la création littéraire pour faire paraître son patriotisme et sa passion pour Elsa Triolet : Le Crève-Cœur ; Les yeux d'Elsa ; La Diane Française. À la libération, il publiera son plus célèbre roman en 1945, « Aurélien », roman d’amour autobiographique qui raconte l’histoire d’un jeune bourgeois, Aurélien Leurtillois, amoureux de Bérénice. L'extrait à commenter correspond à l'incipit du roman dans lequel le personnage éponyme se remémore la première rencontre avec Bérénice. La tragédie « Bérénice » de Racine est à l'origine de la citation qui ponctue le texte comme un refrain obsessionnel. « Bérénice » est une pièce sur l'amour impossible entre une reine juive et un jeune romain, sur le point de devenir empereur et qui se trouvera dans l’obligation d’épouser une citoyenne romaine. Le choix du devoir ou celui des sentiments s’imposera à lui. Comme tout personnage tragique, il choisira le devoir. Cet incipit nous renvoie, principalement à trois enjeux : il comporte une très forte intertextualité qui nous renvoie aux errances du héros racinien et au dilemme auquel son destin le confrontera. Il oblige également à revisiter deux topos de la littérature, d’abord celui de « la » rencontre amoureuse avec un jeu de points de vue révélateur des hésitations du héros, ensuite celui de l’ incipit en tant que lieu du récit où se déterminent les enjeux du roman. Problématique: En quoi cet incipit est-il original ? Quels effets d'attente provoque-t-il ? Comment le narrateur joue-t-il avec les codes de la première rencontre ? I-

Une première rencontre filtrée par la voix et le regard d'Aurélien

A- Entre monologue et récit intérieur La présence de la première personne du singulier « je » l.12 et 29, ainsi que du présent d'énonciation « je crois » l.12, s'oppose à l'ensemble du texte à la troisième personne et au passé. Cela crée d'emblée une certaine confusion dans la voix narrative. En effet, le texte s'ouvre comme un récit au passé-simple et à la troisième personne « la première fois qu'Aurélien vit Bérénice » ; un narrateur extérieur semble donc introduire un récit dont Aurélien serait le protagoniste principal or il semble que le

discours du personnage entre en permanence dans le récit assumé par le narrateur. Il s'agit de discours indirect libre (DIL) qui consiste à intégrer un propos qui n'est pas le sien dans son propre discours mais sans le préciser par des guillemets par exemple. Le discours indirect libre favorise la présence des éléments suivants : Les modalisateurs (mot ou groupe de mots qui permet d'exprimer l'opinion de celui qui parle sur ce qu'il dit). - « franchement » l.1 « enfin » l.2 « je crois » l.12 Les marques d'oralité (mots qui révèlent un relâchement du langage, ici intériorisé par Aurélien) - « franchement » « enfin » - utilisation du pronom « ça » registre familier l.8, l.31 - erreur de syntaxe « il n'aima pas comment elle était habillée » l.2-3 - répétitions du mot « étoffe(s) » l.3-4 - «moricaude» l.26 ; «… le type qui disait ça » l.31, « une espèce de grand bougre » l. 31… ; «flemmard » l.32, « … se mettre en ménage » l.33 La présence d’un vocabulaire évaluatif montre l'appréciation du personnage qui infiltre le récit sans s’annoncer, accentuant l’effet de réel - « n’aima pas » l.2 « qu'il n'aurait pas choisie » l.3 ; «… d’ennui et d’irritation» l.10 « irritait » l.14 ; « laide » l.2 « déplut » « impression vague » « mal augurer » l.5 ; « ternes » l.7 ; « mal tenus » l.7 « bellâtre potelé » l. 34 L’emploi du conditionnel pour émettre un jugement dans le présent ( irréel du passé qui sanctionne une prise de position) - « qu'il n'aurait pas choisie » l.3 Ainsi le mélange des voix des personnages et du narrateur obéit à une construction complète puisque la voix du narrateur semble laisser sa place à celle d'Aurélien dont on suit l'évolution de la pensée et des impressions. B- Expression de l'émotion d'Aurélien Le texte rend compte d'un ensemble d'impressions comme le montre d'abord des verbes de jugement subjectif « trouva » l.1 ; « déplut » l.2 « n'aima pas » l.2 ; «mal augurer» l.5 Le texte donne à lire une approche immédiate d'Aurélien avec une juxtaposition de phrases courtes et non reliées par des connecteurs logique. On suit le fil de la pensée d'Aurélien qui s'apparente à une forme de rêverie ou de monologue : Reprise de mêmes termes qui illustrent le cheminement de la pensée « étoffe » trois fois ; Phrases nominales « plutôt petite » l.11 « Mais Bérénice » l.13 « Drôle de superposition » l.13 Ponctuation « ... » l. 12, 21, 23, 28, 29, 32 qui laisse imaginer une gestuelle familière, ou des mimiques Hésitations et reformulations comme pour une pensée qui se cherche, accentuées par les points de suspension « blonde ou brune » l.9 ; l.7 « ses

cheveux étaient ternes, mal tenus » « une impression vague, générale » « d'ennui et d'irritation ». Le rythme binaire comme si le personnage cherchait le mot juste. Cette impression est placée sous le signe de l'imprécision, du doute, comme le montre le champ lexical de l'imprécision : « Aurélien n'aurait pas pu dire...... mal regardée » l.8-9 ; « impression vague, générale » l.10 Tout l’incipit est donc organisé autour du regard d'Aurélien. C- Un regard structurant L’ensemble du texte adopte un point de vue interne. Il s'organise autour du héros éponyme au point où Bérénice n'est jamais le sujet des verbes principaux sauf à un seul endroit « Elle lui déplut enfin » or ce verbe renvoie aussi à Aurélien. Le jugement esthétique est fondé sur la vision et le regard. Le premier verbe est un verbe de perception visuelle qui met en place un champ lexical du regard avec « vit » l.1 ; « mal regardée » ; « trouva » ... Le regard et la réaction d'Aurélien montrent que cette rencontre ne l'a pas laissé indifférent. Le lecteur est donc face au début d'une histoire amoureuse entre les deux personnages mais qui s'annonce atypique. II- Le topos de la première rencontre renversé A- Le cadre La rencontre amoureuse semble d'abord privée de contexte et d'un cadre précis. Cet incipit est déceptif à plus d’un titre car il ne précise pas le cadre spatio-temporel : Où? Un dîner en ville ou une soirée chez des amis communs ? Le seul repère géographique consenti est « Césarée » une ville en ruine vaguement située par le personnage « c’est du côté d’Antioche…, de Beyrouth » l.25-26, la géolocalisation est évasive comme évacuée par le personnage, comme par un geste de dérision "Quand? Le lecteur dispose de repères sur le temps, isolés qui se confondent : - D’abord l’Antiquité romaine « princesse d’Orient » l.5 « Rome » l.34 « Tite » l.36: - Ensuite la première moitié du XX° s : "pendant la guerre, dans les tranchées, et plus tard démobilisé" l.16. On ne peut qu'imaginer qu'il se trouve après la I° Guerre mondiale mais avant la II° « plus tard » vraisemblablement dans l’ « Entre-deuxguerres ». Il est à souligner que le récit commence par un passé simple et que c’est le deuxième mouvement du texte qui nous permet de situer vaguement, et indirectement, l’instant de la rencontre grâce à une réminiscence du passé d’Aurélien qui recherche un vers de Racine, souvenir des interrogations du jeune soldat devant ce conflit d’un nouveau genre et qui se glisse dans le personnage d’une tragédie classique. Toutefois le lien entre guerre et poésie n'est pas explicité : il y a là une forme de mystère. Le lieu de la rencontre est lui-même indéterminé. Le seul lieu cité est « Césarée » dans un vers : lieu lointain existant mais qui se dématérialise et invite le lecteur à la rêverie. Les personnages, quant à eux, n'ont ni âge, ni identité, ni profession. Ils ne sont pas décrits à travers un portrait explicite, on dispose d’une description en creux de Bérénice et menée par Aurélien mais pas de ce dernier, si ce n’est qu’il est assez jeune pour avoir été soldat et qu’il a une culture qui lui permet

des références littéraires et esthétiques qui justifient à ses yeux la sévérité du premier jugement sur Bérénice. B- Un jugement dépréciatif porté par Aurélien 1D'abord le personnage de Bérénice est saisi de l'extérieur, par ses vêtements, ses cheveux. C’est une description subjective et la caractérisation est banale, peu valorisante. Elle devient aussi négative comme en témoigne : - Lexique du regard: "il la trouva", "Elle lui déplut", "qu'il avait vue", "Il l'avait mal regardée" - Le vocabulaire péjoratif : « franchement laide » « cheveux ternes, mal tenus », « plutôt petite ». De la rencontre naît donc d'abord une impression désagréable : vocabulaire de l'irritation : « ennui, irritation, irritait l. 14 » dont le personnage admet qu’elle est «disproportionné(e) » l.11. L'intérêt semble naitre du désintérêt lui-même ; plus le personnage est perçu comme effacé (« plutôt petite » « pâle » « une étoffe qu'il avait vue sur plusieurs femmes » « ternes »), plus Aurélien semble être marqué par elle : l'obsession apparaît avec la mention du verbe « repenser » et la gradation « remettre en tête » « hanter » « obséder ». Les pronoms de la troisième personne sont omniprésents. L'amour est donc placé sous le signe du paradoxe et ne se dévoile que de façon détournée et subtile. 2- C’est une campagne de dénigrement - Une véritable argumentation sur la laideur de Bérénice qui démarre avec la thèse : "il la trouva franchement laide'' l.1-2 - Ses arguments: "il n'aima pas comment elle était habillée", "Cela lui fait mal augurer de celle-ci qui portait un nom de princesse d'Orient sans avoir l'air de se considérer dans l'obligation d'avoir du goût.", "Les cheveux coupés" et ternes, "petite, pâle" - Ses exemples: "Qu'elle se fût appelée Jeanne ou Marie", il y aurait davantage de correspondance entre ce type de prénoms et la banalité de la jeune fille qu’il juge - Le lecteur a une image de Bérénice pratiquement trouble accentuée par le champ lexical de l’imprécision et du doute : des phrases de doute: "impression vague, générale", "Plutôt petite, pâle", "Aurélien n'aurait pas pu dire si elle était blonde ou brune". 3- Description du caractère d'Aurélien La description d'Aurélien est en réalité implicite et ne présente que son caractère : il est dominé par les apparences : "Il n'aima pas comment elle était habillée", "Il avait des idées sur les étoffes". C'est le prénom de la jeune et non son aspect physique qui l'attire : "Bérénice. Drôle de superstition." - Il a eu du contact avec d'autres femmes : "Une étoffe qu'il avait vue sur plusieurs femmes" - Il déteste la banalité, - Il est pétri de jugements de valeurs sur la bienséance, le bon goût : il est snob - Il est superstitieux : "Cela lui fit mal augurer", "Drôle de superstition" qui marquent

la montée d’un malaise indéfinissable C- L'annonce paradoxale d'une relation amoureuse ou une « antirencontre » pour un « anti-héros » 1- Une non-rencontre La première rencontre est souvent porteuse du coup de foudre entre les protagonistes du récit et de l’intrigue future. Le regard est le premier contact à l'origine de l'amour. Ici Aurélien la « vit » mais "l'avait mal regardée": l'amour n’a donc pas eu lieu, c'est même l'effet contraire qui advient: le mépris est très palpable. - Il y aura aussi l’ironie : "les cheveux coupés : ça demande des soins constants", comprendre, elle semble peu soignée - La répétition l’"Irritation", "l'irritait" des premières impressions sont négatives et accentuées par les tournures péjoratives. 2- Une évolution annoncée, le paradoxe du sentiment amoureux. - Des nombreux indices suggèrent l'amour à naître entre Aurélien et Bérénice : "La première fois qu'Aurélien vit Bérénice", il y a donc une deuxième fois où Aurélien voit Bérénice, "..., il la trouva franchement laide" on peut supposer que le deuxième regard permettra des impressions différentes voire contraires, c'est-à-dire passer de la répulsion à l'amour. - De même, "ses cheveux étaient ternes ce jour-là" le complément circonstanciel de temps fait que Aurélien ne nie pas que d'autres jours elle puisse avoir les cheveux plus luisants. - La formule "Il l'avait mal regardée" et le temps verbal (plus-que-parfait) confirme finalement le fait que leur première rencontre fût une situation d'exception. - Pourtant dans la deuxième partie du texte, Bérénice ne peut soutenir la comparaison avec son antique homonyme, sujet de fantasmes et d’exotismes faits de soieries, de bracelets et de voiles l.26-28 - Aussi, le simple fait d'avoir dédié tout un paragraphe à leur rencontre indique le poids, consenti comme à contre cœur, qu’elle prendra sur le déroulement du récit 3- Parallélisme et intertextualité Il y a une subtile coïncidence entre les souvenirs confus d’Aurélien envers la tragédie de Racine ou de Corneille et les impressions que provoquent la vue de Bérénice. Ils évoquent la question de la raison d’Etat, de la continuité monarchique et des devoirs qui incombent au souverain ; c’est aussi le thème que Suétone a rapporté des amours de Titus qui dût renvoyer sa maîtresse inuitus, inuitam (malgré lui, malgré elle) - Les deux éléments suscitent son mépris : "En général, les vers, lui...", un implicite mordant vis-à-vis des classiques de la littérature française « cette scie » l.25 - "Un vers qu'il ne trouvait même pas un beau vers, ou enfin dont la beauté lui semblait douteuse, inexplicable ; "Il se demanda même pourquoi" pour Bérénice, il juge son irritation « disproportionnée ». Dans les deux cas il bute devant l’inexplicable intérêt vis-à-vis du vers et quand il s’agit de Bérénice ; il pousse la réflexion sans toutefois trouver de réponse : « Drôle de superstition » l.13 : il sent confusément que c’est une amour et un amour tragique qui se profile. - Il concède une certaine beauté poétique "Césarée...un beau nom pour une ville"

l.28 ; "un nom de princesse d'Orient", "Bérénice ». Les deux noms ont une belle résonnance pour le narrateur/Aurélien qui le précise. - Une dernière confusion est à signaler : c'est Antiochos qui prononce ce vers dans la pièce Bérénice de Racine, le rival de Titus pour l'amour de Bérénice. Aurélien semble donc indécis entre les destins tous deux tragiques. Donc il est confondu avec Antiochos IV roi de Commagène qui aida Titus dans le siège de Jérusalem et qui, amoureux de la reine devait lui annoncer le choix auquel fut contraint Titus par le Sénat romain. - La digression finale (l.20-36) semble faire progresser l'intrigue et annoncer sa fin douloureuse par l’irruption persistante de l’intertextualité : - En prenant un appui entêtant sur cette tragédie, c’est l’annonce d'une rupture douloureuse entre eux qui est distillée, sans qu'on en sache plus. Le vers évoque le lieu désormais vide de la rencontre, des héros antiques et suggère l’errance, la solitude, la tristesse voire la mélancolie qui étreignaient le héros racinien et qui menacent Aurélien. - « ça » dans « ça lui remettait dans la tête » est un pronom indéfini car on ne sait pas ce qu'il désigne. Est-ce le « vers » l.17, la rencontre, Bérénice ? Ce procédé de rapprochement d'idée ou parallélisme, rappelle un des principes chers à l'école surréaliste elle-même nourrie des acquis de la psychanalyse freudienne. En effet, notre esprit ferait des rapprochements entre les éléments qui ont l'air sans lien mais qui révèlent notre inconscient. Ici le rappel du vers de Racine éclaire à son insu Aurélien sur ces sentiments qui passent de l'indifférence à l'obsession. Conclusion L’incipit d’ « Aurélien » est représentatif des nouveaux horizons littéraires que les différents mouvements ont mis en chantier dans cet entre-deux-guerres. Il est tenté par la déconstruction des topos cardinaux du genre romanesque. Contrairement aux attentes légitimes du lecteur, il livre une méditation sur le personnage de roman pétri de préjugés et de doutes, comme déjà meurtri par des souvenirs traumatiques et appelle à une redéfinition plus complexe de l’héroïsme. Ensuite le réel est appréhendé comme un moteur qui pousse à échapper du banal par la rêverie. En ce sens, le lieu commun de la rencontre est à son tour déconstruit, désidéalisé car si tout commence par un regard, les réflexions livrées à vif par un narrateur interne, laissent plutôt un sentiment d’errance intérieure, de dégoût et de mépris dans un esprit désabusé par la guerre, qui tente de substituer le réel par la rêverie qu’offre l’intertextuel et par la référence esthétique à l’Antiquité. Enfin, les mystères de l’intrigue que tout incipit doit entretenir semblent ici déflorés de manière sadique par le narrateur/personnage qui semble se jouer de l’intérêt que pourrait susciter le récit pour le lecteur. Il laisse par ailleurs, affleurer les interrogations de l’auteur et sa volonté de saborder les outils narratifs qu’il veut dépasser. Quel est le lien entre cet incipit qui signe le retour de l’auteur au « réalisme » et l’abandon avec le surréalisme ? Est-ce une continuité, une recherche d’un degré supérieur de réalisme ? Plus exigent, plus radical ? En tout état de cause il semble procéder d’une création sans préméditation, sans plan préétabli. Il pourrait partir

d’un double- postulat : l’obligation d’évoquer tous les topos et de les déconstruire un à un. La référence à l’errance du personnage antique semble sceller d’avance le destin d’Aurélien : lui non plus ne sait pas où cela commence ni où cela finit....


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