Fiche de lecture Loïc Wacquant PDF

Title Fiche de lecture Loïc Wacquant
Course Sociologie - Introduction à la sociologie
Institution Institut d'Études Politiques de Paris
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Fiche de lecture : Corps et âme, carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Loïc Wacquant

Une participation observante de l’univers pugilistique : engagement et méthode

En août 1988, Loïc Wacquant s’inscrit au sein d’un gym de Woodlawn dans un quartier du ghetto noir de Chicago, alors qu’il est étudiant en doctorat à l’université de Chicago au département de sociologie. Il y passe trois ans, accumulant notes et enregistrements, s’insérant dans l’univers pugiliste jusqu’à en intégrer les normes, jusqu’à y prendre goût. Il écrit ainsi « [Pierre Bourdieu] disait l’autre jour qu’il craignait que je me « laisse séduire par mon objet » mais s’il savait : je suis déjà bien au-delà de la séduction ! » Corps et âme, Carnet ethnographique d’un apprenti boxeur, publié en 2000, rend compte de ses expériences mais aussi de son analyse du milieu et de ses recherches post-entraînement, à la manière d’un carnet de terrain. Cet ouvrage se divise en en quatre parties : la première, « la rue et le ring », s’intéresse au gym, au rapport de celui-ci avec le ghetto et à l’art pugilistique en lui-même ; la seconde s’intéresse à la notion de sacrifice et aux différentes normes qui imprègnent le quotidien d’un boxeur ; la troisième décrit une journée complète lors d’un combat organisé au Studio 104 ; et la dernière relate à la première personne le propre combat de l’auteur aux Chicago Golden Gloves. Loïc Wacquant présente, dès le début, son travail comme « opportuniste » en ce sens où l’analyse de la pratique pugiliste n’était pas son but premier. Surprenants objets d’étude au premier abord, l’univers pugilistique et le boxeur en lui-même se révèlent être des sujets passionnants tant au niveau sociologique qu’au niveau humain. L’auteur y entre, en même temps que le lecteur, et s’y enfonce avec lui. De là, il n’hésite pas à utiliser la forme du récit et décrit avec grande précision toutes ses impressions et ses actions. Son étude intègre des photographies, des discussions, des biographies, des notes, des récits d’expériences personnelles, permettant ainsi de présenter plusieurs approches sociologiques, entre exposition brute des sentiments et analyse des choses pugilistiques « dans le concret, comme elles sont » en effaçant les traces du travail de construction sociologique.

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On retrouve ici l’influence de la deuxième école de Chicago et de Pierre Bourdieu, dont il est le disciple, dans cette « participation observante », dans cette étude du boxeur dans son « habitat naturel ». Le point central de l’ouvrage est la saisie de l’univers de la boxe avec son corps, en situation expérimentale pour « montrer et démontrer dans un même mouvement ». L’étude de Loïc Wacquant repose sur un véritable engagement dans une entreprise qui exige de payer de sa personne physique et mentale, portant donc en elle ces « moments de doute (et d’épuisement) ». Ce progressif enfoncement personnel dans l’univers pugilistique se remarque même dans la construction de l’ouvrage, qui débute sur la phrase : « Hormis les notions superficielles et les images stéréotypés que chacun peut s’en former à travers les médias, le cinéma ou la littérature, je n’avais aucun contact avec le monde pugilistique ». Nous suivons l’auteur à travers les pages, nous suivons son initiation, de sociologue très analytique dans la première partie de l’ouvrage à boxeur intégré dans le récit final ; de jeune novice à véritable combat d’amateur qui le consacre comme « one of Deedee’s boy ». L’auteur, tout en faisant une analyse sociologique de l’univers de la boxe, effectue une analyse sociologique de sa propre intégration dans cet univers. Si cet engagement poussé implique forcément des jugements de valeurs, il n’en demeure pas moins que Loïc Wacquant prône une parfaite objectivité et s’applique à exposer sa méthode, anticipant même les différentes critiques qu’on pourrait lui adresser. Il décrit ainsi les étapes de son analyse, dès le début de l’œuvre : recueillir des données ethnographiques précises et détaillées, produites par observation directe et participation intensive, dégager des principes organisateurs, et amorcer une réflexion sur l’initiation à une pratique dont le corps est tout à la fois le siège, l’instrument et la cible, en évitant tout jugement moral. Il reconnait aussi les différents problèmes que pourrait poser une telle approche sociologique mais estime que « les lacunes empiriques et la semi-naïveté analytique de ce texte d’apprenti sociologue avait pour contrepartie une fraicheur ethnographique et une candeur de ton qui pouvaient aider le lecteur à mieux se glisser dans la peau du boxeur ». Alors que sa qualité de sociologue ou de seul Blanc du gym aurait pu être une critique contre l’objectivité et la rigueur de son analyse, il ne l’estime pas comme ayant été handicapante pour son entrée dans le monde social du boxeur. Cette tension personnelle entre sociologue et boxeur à part entière se ressent tout au long de l’ouvrage. Il écrit ainsi : « Après deux ans parmi eux, mes amis du gym sont toujours étonnés de me

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voir officier en qualité de sociologue. C’est quelque chose qui ne va jamais de soi, même s’ils sont désormais accoutumés à me voir me balader avec mon magnéto en main »

Le gym un « îlot de stabilité » normé, pacificateur et salvateur

L’auteur présente le gym comme une véritable société, un lieu de sociabilité protégé, relativement clos. Tout au long de l’ouvrage il s’attache à le décrire comme une institution complexe et polysémique autour de laquelle se tissent des rapports sociaux et des liens symboliques et régie par des codes et des normes, explicites comme implicites. Ces fonctions extra pugilistiques sont exposées à travers de nombreuses qualifications : véritable sanctuaire, école de moralité, univers distinctif, bouclier, forteresse,… Le gym est une « machine à fabriquer l’esprit de discipline, l’attachement au groupe, le respect d’autrui comme de soi et l’autonomie de la volonté » qui se définit dans une double relation de symbiose et d’opposition au quartier et aux réalités du ghetto (misère, désespoir, ségrégation raciale et économique, insécurité et danger permanent, purgatoire social, dévastation). Il est passionnant de remarquer comme est recréée une véritable société normée pour combattre l’anomie du dehors, comme est recréée une structure d’encadrement capable d’arracher les jeunes du ghetto à l’exclusion urbaine et à la criminalité. Le gym n’est donc non pas seulement un lieu d’entrainement mais aussi une famille protectrice, un lieu sacré qui encourage l’entre soi et coupe du « monde réel » de la rue. L’auteur rapporte ainsi les propos suivants d’un des boxeurs : « Je me fiche bien de ce qui se passe à l’extérieur de ces murs. Ça n’a aucune importance pour moi. Ce qui m’importe c’est ce qui se passe ici entre ces quatre murs. ». Le gym offre à chacun une fraternité charnelle, un épanouissement du corps et une victoire sur soi-même. Chaque boxeur, faisant partie de cette sous-culture, savoure le fait d’appartenir à un groupe : « ils sont des combattants ». Cette force communautaire s’exprime aussi dans le rejet des squares : « les praticiens du Nobles Art, et particulièrement les entraineurs, les considèrent communément comme des gogos à qui l’on peut faire avaler n’importe quoi – à la manière des musiciens de jazz le public des clubs dans lesquels ils jouent » (on remarque, dans cette référence au travail de Becker, l’influence de l’Ecole de Chicago).

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De là, le gym est pétri de codes, d’ailleurs largement implicites, pour pacifier le comportement des membres du club. On y retrouve une véritable ritualisation des conversations (dans lesquelles toute référence au monde extérieur sont bannies), de l’apprentissage, du découpage géographique de la salle, … que les boxeurs intériorisent au fur et à mesure de leur entraînement. Loïc Wacquant parle même d’une institution quasi-totale (au sens de Goffman), opposant l’ordre au désordre de la rue, dans laquelle le coach possède une importance première. Celui-ci contribue à produire et à durcir la croyance pugilistique, joue le rôle de confident, de soutien, et veille à ce que les boxeurs se soumettent à l’apprentissage de l’humilité et de l’honneur dans l’inculcation à chacun du sens des limites physiques et morales. En bref, le gym est « usine », le gym est « tanière » et le gym est « machine à rêves », permettant à chaque boxeur de de se tirer de l’in-différence, de l’in-existence. « Un boxeur sur le ring, c’est un être qui crie, de tout son corps, de tout son corps : « je veux être quelqu’un. J’existe » »

Les règles et les sacrifices de la pratique pugilistique

Tout comme le gym, la boxe, loin d’être un sport non règlementé, est régie par des normes strictes dans son apprentissage et sa pratique même. « Le Noble Art présente le paradoxe d’un sport ultra-individuel dont l’apprentissage est foncièrement collectif ». L’apprentissage de la boxe passe par le mimétisme, l’observation. L’initiation pugilistique est une initiation sans normes explicites dont la rareté des conseils, toujours à but correcteur et non explicatif, est la preuve. La simple présence de l’entraîneur agit comme un mécanisme de correction personnelle et individuelle, encourageant l’ensemble des membres à s’appliquer toujours plus et à prendre les remarques pour soi. La collectivité du gym s’exprime dans un rythme commun qui imprègne la salle d’une temporalité spécifique au son des « Time in » et « Time out » de l’entraîneur, « chef d’orchestre implicite ». Cela génère un état d’effervescence collective dans lequel les boxeurs sont portés par la cadence collective des exercices. La boxe est un art social et « c’est le petit milieu du gym tout entier comme faisceau de forces physiques et morales qui fabrique le boxeur »

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De la même façon, le sparring, simulacre d’un combat réel, démontre le caractère extrêmement codifié de la boxe qui suppose une collaboration constante des opposants dans la construction et le maintien d’un équilibre conflictuel dynamique. Loîc Walquant insiste ainsi sur le choix du partenaire (« working consensus » en vue de maintenir un relatif équilibre entre les combattants), sur le contrôle et l’ajustement de la violence dans une sorte de « conversation à coup de points », et sur le contrôle de soi permanent et complet passant par un travail perceptuel, émotionnel et physique. Le sparring est une éducation des sens, une gestion intensive des émotions et un apprentissage de l’indifférence à la douleur qui est inséparable de l’acquisition de la forme de sangfroid propre au pugilisme. La douleur est simplement une acceptation déjà réalisée dans le sacrifice initial. En effet, le détachement des hommes ordinaires, du monde extérieur et la sacralité du gym est renforcé par le caractère sacrificiel de la boxe, qui exige des praticiens une vie presque totalitaire. L’auteur décrit ainsi la boxe comme le travail d’un « ouvrier qualifié » répétitif, éreintant, comme une pratique « savamment sauvage » qui s’apprend au sein du gym. Afin de se préparer à la violence du combat, tout boxeur se soumet absolument à des entraînements quotidiens réglés comme du papier à musique et à un certain nombre de règles. « Les sacrifices exigés du boxeur ne s’arrêtent pas aux portes de la salle » mais englobent les trois domaines que sont l’alimentation, la vie sociale et familiale, et la sexualité : régimes, efforts physiques, vie sociale et familiale concise pour éviter au maximum les interférences avec le travail et les tentations, abstinence sexuelle des semaines avant un combat pour ne pas diminuer sa « libido pugilistica », … Ce train de vie qui atrophie le réseau de socialisation et les attaches personnelles, comme l’expose Goffman par rapport aux musiciens de jazz, est à la fois une machine à discriminer et un instrument de conjonction, soudant le gym comme une confrérie. Le boxeur doit faire passer sa profession avant toute chose, se donner corps et âme, inscrivant à l’intérieur et à l’extérieur de son organisme les marques tangibles de son dévouement. Renforçant sa relation de soi à soi, il peut ainsi s’élever au-dessus de la sphère mondaine car « en se sacrifiant lui-même, il a engendré un nouvel être à partir de l’ancien ».

La boxe, corps et âme

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« Devenir boxeur c’est s’approprier par imprégnation progressive un ensemble de mécanismes corporels et de schèmes mentaux si étroitement imbriqués qu’ils effacent la distinction entre physique et spirituel. Le boxeur est un engrenage vivant du corps et de l’esprit qui fait fi de la frontière entre raison et passion, qui fait éclater l’opposition entre action et représentation ». Par cette phrase, Loîc Wacquant décrit l’alliance totale du corps et de l’esprit dans la pratique pugilistique. Le titre de l’ouvrage renvoie à cette fusion entre physique et intellectuel. « Boxer, c’est un peu comme jouer aux échecs avec ses tripes », c’est payer de sa personne avec une gestion rigoureuse du corps qui est à la fois outil de travail et cible de l’adversaire. L’apprentissage pugilistique est le fruit d’un travail d’intéressement du corps et de l’esprit dans une initiation extrêmement sensoriel. Apprendre à boxer c’est modifier son rapport au corps dans une imbrication mutuelle des dispositions corporelles et des dispositions mentales : chez le boxeur, le mental devient une partie du physique et vice-versa, le corps et la tête fonctionnent en symbiose. « Le corps sait, comprend, juge et réagit » de telle sorte que la décision se prend dans l’acte d’agir même. C’est cette absence de séparation entre théorie et pratique qui permet d’expliquer ces boxers qui continuent le combat quasiment inconscients. « La stratégie du boxeur, produit de la rencontre entre l’habitus pugilistique et le champ même qui l’a produit, efface la distinction scolastique entre l’intentionnel et l’habituel, le rationnel et l’émotionnel, le corporel et le mental ». C’est la raison pour laquelle Loïc Wacquant insiste sur les limites imposées par l’écrit : le lecteur ne peut saisir ce sport sans y avoir été confronté. De la même manière qu’il est impossible de retranscrire réellement la musique dans les mots, la boxe ne peut pas être retranscrite dans un livre, car l’art pugilistique s’inscrit à la frontière de ce qui est dicible et intelligible intellectuellement. « Comprendre l’univers de la boxe exige que l’on s’y plonge en personne, qu’on en fasse l’apprentissage et qu’on en vive les principales étapes de l’intérieur ».

Le combat de l’auteur aux Golden Gloves, citations d’une expérience pugilistique personnelle :

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Plutôt que de reprendre le récit que l’auteur fait de son premier véritable combat amateur, il m’a semblé plus intéressant de choisir, dans l’expression de son expérience, quelques citations qui reflètent non seulement ses sentiments durant le combat mais aussi son engagement dans l’univers pugilistique, passant de la théorie à la pratique : « Sept semaines de préparation » « Je me fais honte d’être au milieu d’eux à vouloir boxer par curiosité savante du jeu » « La vie du boxeur sur le ring est cette existence « méchante, brutale et courte » dont parlait Thomas Hobbes quand il évoquait l’état de nature ». « [Dee Dee] me couve d’un regard paternel, sévère mais plein d’affection » « Ne déçois pas ! » « Ca fait sacrement chaud au cœur » « Pas le temps de penser. Je boxe à l’instinct » « Mille émotions se bousculent en moi » « Je suis surtout gratifié d’avoir fait honneur au club » « Y aura pas de prochaine fois. T’as fait ton combat. T’en as assez pour écrire ton satané bouquin maintenant. T’as pas besoin de monter sur le ring, toi »

Observations personnelles et critiques

Tout comme l’auteur avant son entrée au gym, j’étais une parfaite novice en matière de connaissance pugilistique et ai choisi d’étudier cet ouvrage par simple curiosité personnelle. Entre récits, analyses et expériences, j’ai été entièrement portée par le travail de Loïc Wacquant qui a le mérite d’être passionnant, clair et complet. J’ai trouvé particulièrement intéressant la façon dont le lecteur suit l’initiation, voire même l’intégration, du sociologue qui fait lui-même l’expérience des mécanismes qu’il décrit. Le point qui m’a probablement le plus marqué est l’étude du rapport entre le corps et l’âme dans l’apprentissage et la pratique de la boxe, l’effacement de la distinction entre la théorie et la pratique, entre dimension corporelle et dimension intellectuelle. Par-là, il va plus loin que le point de vue antagoniste de certains sociologues de l’Ecole de Chicago, notamment Bourdieu, qui

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opposent pédagogie rationnelle et explicite et apprentissage par le corps et qui ignorent ainsi la possibilité d’une liaison voire même d’une fusion entre pratique et théorie. La boxe nous est présentée comme un sport complexe, comme un monde à part entière, qu’il faut vivre corps et âme. Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer les similitudes entre l’apprentissage de la boxe et l’apprentissage de la musique qui repose, elle aussi, sur un effacement de la frontière entre pratique et théorie. Nous jouons avec l’esprit autant qu’avec le corps, et tout comme les boxeurs inconscients continuent à frapper, le corps d’un musicien sait, comprend et réalise le morceau. Si la musique ne se situe pas dans le même domaine de réflexion, le rapprochement entre les deux ne me paraît pas absurde : après tout, les deux renvoient à un rythme, un monde, un sentiment, un engagement corps et âme. Seule critique au travail de Loïc Wacquant, la faible place accordée à l’étude des femmes dans le monde pugilistique alors qu’elles sont à la fois un des sacrifices les plus importants et le fondement d’une vie familiale stable, indispensable au boxeur. En effet, l’auteur présente les femmes comme complétement extérieures au monde de la boxe : « les femmes ne sont pas les bienvenues dans la salle parce que leur présence dérange, sinon le bon fonctionnement matériel, du moins l’ordonnancement symbolique de l’univers pugilistique » les seuls véritables références aux femmes sont liés au sexe, soit comme privation soit dans la description des exotic dancers après le combat de Curtis : « après l’exhibition de capital corporel masculin, manifesté par la force et la violence, celle de son équivalent féminin, dans le registre du sexe ».

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